M. Bellaïche¹, H. Clouzeau², C. Jung³
¹Service de Gastropédiatrie, Hôpital Robert Debré, Paris / Hôpital Américain de Paris, Neuilly, France
²Service de Gastroentérologie, Hépatologie et Nutrition Pédiatriques, CHU de Bordeaux, Bordeaux, France
³Service de pédiatrie, CHI Créteil, Créteil, France

Introduction
(1) Les difficultés alimentaires du petit enfant regroupent l’ensemble des difficultés alimentaires du jeune enfant âgé de moins de 6 ans. Ils se distinguent des troubles des conduites alimentaires observés en pédopsychiatrie au-delà de 6 ans. L’anorexie mentale n’est donc pas concernée. Leur incidence est élevée et représente ¼ des motifs de consultations en pédiatrie dans cette tranche d’âge.
Dans cet algorithme, il est question de difficultés d’alimentation puisqu’il s’agit du symptôme allégué par les parents. Nous distinguerons l’enfant qui ne peut pas manger, celui qui ne veut pas manger, celui qui n’a pas « besoin » de manger, celui qui ne sait pas manger et celui qui ne mange pas comme ses parents aimeraient qu’il mange ! Le terme de « trouble de l’oralité » ou « dysoralité » a longtemps été utilisé mais ce terme n’a pas de définition précise, ni d’existence dans la littérature internationale, et renvoie à des concepts flous. « Manger n’est pas qu’une histoire de bouche » !
Conduite à tenir face à des difficultés alimentaires du petit enfant
(2) L’anamnèse permettra la recherche de signes cliniques propres aux difficultés d’alimentation du jeune enfant.
> Le type de difficultés
· Durée du repas (plus de 20 min pour un biberon, plus de 30 min pour un repas = trop long) et stratégies parentales pour accompagner le repas : forçage, distraction (en particulier les écrans) ; attitudes parentales de nourrissage inappropriées, stratégies d’alimentation compensatoires.
· Manger « tout rond » ou « gober », manger en antérieur (devant, sur le bout de la langue), rétention des aliments dans les joues, refus de toute alimentation (par exemple en tournant la tête), attitudes de rejet de l’alimentation, difficultés à avaler.
· Manger de tout mais en petite quantité, souvent associé à une difficulté à rester à table
· Sélectivité alimentaire: en termes de textures inadaptées à l’âge de l’enfant (incapacité à passer aux morceaux et consommation de textures lisses) ou en termes d’aliments avec panel d’aliments consommés extrêmement restreint (de 10 à 30 : sélectivité alimentaire, < 10 : hyper sélectivité alimentaire)
> Le profil sensoriel
· Certains enfants ont des particularités sensorielles provoquant des difficultés à gérer les informations sensorielles de leur environnement. Elles ont un impact sur leurs activités quotidiennes dont l’alimentation. L’aspect sensoriel des aliments ou objets est perçu comme irritant et déclenche des réactions exagérées en intensité. Le terme d’irritabilité sensorielle est utilisé. Les enfants concernés perçoivent les sollicitations de leurs sens (vue, ouïe, odorat, goût, toucher) comme irritantes. Cela génère des sensations désagréables variables en intensité qui compliquent voire rendent impossible la gestion de certaines textures ou aliments.
· Ces enfants ont fréquemment un réflexe hyper-nauséeux : un réflexe de nausée déclenché à la vue, l’odeur ou le toucher de l’aliment (nauséeux sensoriel), au goûter de l’aliment (nauséeux sensitif) ou même simplement par le cadre du repas (nauséeux de communication : mise à table, présentation du biberon, voire vue du bavoir, etc…).
> Un évènement traumatique comme une fausse route, un étouffement avec un aliment ou toute autre expérience négative autour de la sphère oro-faciale sont à noter. Parfois le caractère brutal du début des symptômes fait soupçonner un événement traumatique, sans que celui-ci ne puisse être identifié clairement.
> Le recueil d’informations sur d’éventuels troubles du comportement alimentaire présents ou passés des parents est à rechercher, en s’intéressant à la place des repas dans leur quotidien, leur plaisir ou aversion à manger, à cuisiner également.
> L’analyse du neurodéveloppement est indispensable et permettra d’orienter au mieux l’enquête étiologique. Parmi ces étapes, l’exploration orale des objets, celle où l’enfant découvre tout par la bouche est un stade indispensable à la diversification alimentaire de l’enfant. Il explore et « familiarise » sa bouche avec toutes les textures alimentaires et non alimentaires. Ainsi, les enfants qui ont peu exploré l’environnement avec la bouche ont statistiquement plus de risque de sélectivité vis-à-vis des textures (impossibilité de manger des morceaux).
Après un examen clinique complet, une évaluation correcte ne peut être faite sans assister à un repas (lors de la consultation ou à travers une vidéo).
(3) L’évaluation auxologique est indispensable à la prise en soin du patient, quelle que soit l’étiologie. Le dépistage de la dénutrition est clinique et doit suivre les recommandations HAS 2019. L’analyse de la courbe staturo-pondérale est fondamentale. L’IMC a été choisi pour le dépistage de la dénutrition car sa sensibilité est proche de 100% dans cette situation ; en revanche sa valeur prédictive positive est médiocre. Ainsi, un IMC bas n’est pas synonyme de dénutrition et doit s’interpréter dans un cadre global. Le rapport périmètre brachial sur le périmètre crânien ou calcul du poids pour taille sont aussi des outils simples à utiliser en consultation, notamment pour le suivi. L’indication ou pas à un support nutritionnel (compléments de nutrition oraux ou nutrition entérale) sera également évaluée. Si l’alimentation est très sélective, une carence en vitamine ou oligoélements devra être recherchée et supplémentée. Cf PAP Dénutrition.
(4) L’enfant se présente parfois avec un diagnostic de maladie organique déjà posé ou à faire après un bilan adapté. Toute pathologie induisant une altération de l’état général, toute maladie systémique, toute insuffisance d’organe, pourront donc être responsables de difficultés d’alimentation. Une dyspnée par exemple, altère constamment l’alimentation. Un trouble respiratoire du sommeil est également responsable souvent de difficultés alimentaires. Tout type d’encéphalopathie rend l’alimentation difficile. Certains syndromes génétiques sont susceptibles d’induire des difficultés alimentaires : syndrome de Silver Russel, syndrome de Williams, syndrome cardio-vélo-facial, trisomie 21, syndrome de Prader Willi en particulier. Un trouble de la déglutition est suspecté devant des fausses routes itératives ou un écoulement alimentaire lors du repas au niveau des commissures labiales. Dans la maladie cœliaque, les difficultés d’alimentation sont parfois au premier plan, avec une reprise flagrante d’une alimentation normale dès le régime sans gluten institué. A l’inverse, le RGO n’est pas responsable de difficultés alimentaires dans la quasi-totalité des cas et l’éventualité d’une œsophagite ne s’évoque qu’en cas de perte de poids et/ou saignements. C’est avant tout la mauvaise gestion de la symptomatologie (valse des laits, forcing pour finir les rations) qui peut être problématique. C’est le cas également des formes non IgE médiées d’APLV. Seule l’épreuve d’éviction réintroduction permettra d’évoquer ce diagnostic. Ces deux pathologies sont toutefois trop souvent évoquées… à tort. Enfin, rappelons que la frénectomie linguale ne corrige pas des difficultés alimentaires constatées chez un bébé au biberon ou au sein. Elle peut améliorer parfois les douleurs mammaires lors de l’allaitement.
(5) Une difficulté alimentaire d’origine pédopsychiatrique est suspectée dans le cadre d’une anorexie infantile, un trouble du spectre autistique (TSA, ou autre trouble du neurodéveloppement), un TDAH ou une dépression. L’anamnèse permettra de distinguer les différentes causes à l’origine de cette pathologie : un trouble du lien ou de l’attachement, des TCA parentaux, une dépression parentale dans le cadre de l’anorexie infantile (ces enfants ne veulent pas manger), des troubles du processus sensoriel, une rigidité de comportement et un impact sur la vie sociale entre autres dans les TSA et TDAH.
Les traitements prescrits peuvent également participer aux TCAPE. Le méthylphenidate peut entrainer une diminution de l’appétit par exemple.
Le thème ARFID (Avoidance Restrictive Food Intake Disorders) issu du DSM 5 désigne des comportements évitants et restrictifs. Il n’existe aucune volonté de maigrir, et ce trouble est associé de manière variable à :
- une perte de poids,
- et/ou un déficit macro ou micro nutritionnel,
- et/ou une dépendance à une nutrition entérale,
- et/ou des conséquences délétères sur la vie psychosociale.
Ces enfants ARFID ont, soit une pathologie pédopsychiatrique étiquetée ou non, soit un terrain anxieux marqué.
(6) La néophobie alimentaire ou refus d’ingérer de nouveaux aliments est un processus physiologique normal entre 1 et 3 ans. Il fait suite à une étape d’appétence pour les nouveaux goûts et les nouvelles textures. Au cours de cette période, l’enfant devient sélectif, refuse toute nouveauté, les repas peuvent devenir conflictuels. Dans l’anamnèse, on retrouve une diversification qui s’est bien passée : qualitative et quantitative.
Quand cette néophobie se prolonge au-delà de l’âge de 4 ans, se rigidifie voire s’aggrave, elle devient pathologique et nécessite une prise en soin adaptée faite de propositions itératives et incitatives. Dans l’anamnèse on retrouvera une diversification compliquée, s’accompagnant souvent d’irritabilités sensorielles.
(7) Le petit mangeur est une entité bien définie. Elle repose sur un socle génétique non identifié. Un des membres de la famille nucléaire a eu un comportement de petit mangeur étant petit et l’enfant est capable de manger de tout mais en très petite quantité. Ces enfants ont une grande activité motrice et ont une courbe pondérale régulière mais très faible aux environs du 3éme percentile. Leur courbe staturale est normale et régulière, leur IMC est de ce fait faible. Ils ne sont pas dénutris et ne requièrent pas d’assistance nutritionnelle. Le bilan biologique est normal… si on le fait (il n’est pas indiqué). Ces enfants n’ont pas « besoin » de manger, ils ont des besoins caloriques faibles, et des ingestas faibles…Les pressions inadéquates et les attitudes parentales de nourrissage ignorant les signaux de satiété émis par l’enfant peuvent générer des attitudes de rejet de l’alimentation par l’enfant
(8) Les troubles du comportement alimentaire du petit enfant (TCAPE) sont définis par une alimentation inappropriée pour l’âge (en quantitatif et/ou qualitatif), associée à des problèmes médicaux, nutritionnels, des compétences alimentaires inadaptées pour l’âge et/ou un dysfonctionnement psychosocial. Ce cadre nosographique exclut un trouble de l’image corporelle, un problème d’accès à la nourriture ou des habitudes culturelles. Il exclut également des pathologies pédopsychiatriques étiquetées.
Ces TCAPE regroupent un certain nombre d’entités différentes et souvent associées les unes ou autres. Ainsi, des troubles du processus sensoriel peuvent exister dans les peurs de manger, ou dans les TCAPE secondaires par exemple.
(9) Les difficultés fonctionnelles sont de 2 ordres :
• Difficultés oro-praxiques : les praxies sont la capacité en fonction de l’âge de l’enfant et des textures de pouvoir téter (succion), malaxer, croquer, mâcher, avaler ; certaines praxies ne peuvent pas se mettre en place pour des raisons motrices ou des raisons sensorielles : ces enfants ne « savent » pas manger.
• Difficultés dans le cadre de troubles fonctionnels intestinaux (TFI). Une constipation est volontiers associée aux TCAPE et il a été publié que le traitement de la constipation améliorait l’alimentation. Les critères de ROME IV stipulent que certaines difficultés alimentaires sont des TFI. On a individualisé cette population d’enfants TFI avec TCAPE sous le vocable de « Functional Toddlers Feeding Disorders »
(10) L’enjeu de l’alimentation est central dans l’équilibre de la relation parents enfants. Une difficulté d’ajustement parents/enfant entraine souvent des TCAPE chez l’enfant. Certains parents ont besoin de tout contrôler, et/ou sont obsessionnels en termes de propreté, et laissent donc peu de libertés à l’enfant aussi bien dans sa découverte des aliments que dans ses fluctuations d’un repas à l’autre en termes de quantité. A l’inverse, certains parents ne mettent aucun cadre autour du repas. D’autres phénotypes existent entre ces 2 présentations opposées.
Ces conflits lors des repas génèrent de l’anxiété chez les parents et l’enfant. Celui-ci ne mange pas comme ses parents aimeraient qu’il mange.
Attention aux allaitements maternels prolongés qui sont associés à une diversification insuffisante. Dans ces situations, le sevrage devient très difficile alors que l’enfant développe des carences nutritionnelles.
(11) Les difficultés alimentaires font partie intégrante de certaines maladies organiques. Parfois c’est leur traitement qui les crée ou les amplifie. Ces TCAPE secondaires ou « iatrogènes » peuvent être la conséquence de plusieurs événements :
· Hospitalisations ou chirurgies (en particulier digestives ou ORL), avec des soins invasifs au niveau de la sphère orale (sondes de nutrition et/ou d’aspiration, difficultés respiratoires) ou des vécus douloureux au niveau de la sphère orale, du tube digestif (nausées, vomissements, maux de ventre).
· Nutrition entérale, poses de sondes anxiogènes et inconfortables pour l’enfant (nausées, vomissements), perturbation de la sensation de faim
· Certains régimes diététiques imposés comme médicaments (alicaments). Au long cours, des régimes sans protéines de lait de vache, des régimes cétogènes, sans FODMAP ‘S, ou diète pour maladie de Crohn par exemple génèrent des TCAPE réactionnels.
(12) Tout événement traumatisant autour de la sphère oro-faciale peut générer une peur de manger. Cette « anorexie post traumatique » s’identifie dès l’interrogatoire. L’enfant ne peut plus manger. Parfois, l’anamnèse oriente vers une « peur de manger » sans que l’événement traumatique ne soit clairement identifié par les adultes.
(13) Les troubles du processus sensoriel peuvent être de type hyperirritabilité sensorielle, hyposensibilité sensorielle.
Soit l’enfant perçoit les informations sensorielles liées à la situation, à l’objet, à l’aliment de manière trop intense : elles sont irritantes, l’enfant se sent agressé. L’enfant alors surréagit dans le cadre d’une hypersensibilté : la réaction est disproportionnée par rapport à la sollicitation.
Soit l’enfant n’enregistre pas suffisamment de données sensorielles liées à la situation, l’objet, l’aliment. L’enfant manque de réaction dans le cadre d’une hyposensiblité : l’enfant a besoin de plus d’informations sensorielles pour générer une réponse adaptée en intensité à la situation.
Des TCAPE peuvent apparaitre, facilités par ces troubles quel qu’en soit le type. Ces enfants ne peuvent pas manger. Outre le refus de certaines textures alimentaires, il est constaté des difficultés à mettre les mains ou pieds dans le sable, l’herbe ou à manipuler des textures collantes ou une hyperréactivité aux bruits et odeurs. Certains troubles de la coordination peuvent être notés également. Ces troubles sont très fréquents dans le cadre des TSA et TDAH… mais aussi sans terrain particulier.
(14) La prise en soin doit être la plus précoce possible. Elle peut être proposée par tout professionnel formé : psychologue, kinésithérapeute, ergothérapeute, psychomotricien(ne), orthophoniste, diététicien(ne), infirmier(ère) ou médecin. Ces experts dans le domaine sont issus plus d’une formation que d’une fonction. L’évaluation médicale préalable est cependant indispensable en particulier pour rechercher une dénutrition ou malnutrition très fréquente, notamment en cas de sélectivité importante.
Cet accompagnement concerne le développement moteur, sensoriel et oro-praxique. Il ne peut se dissocier de la guidance parentale, avec comme objectifs :
• Aider à une meilleure compréhension de la difficulté et à une déculpabilisation pour visualiser les actions éducatives inadaptées, sans jugement, et permettre un meilleur ajustement des parents.
• Créer des boites sensorielles pour aider à l’exploration sensorielle et oro-praxique des objets de différentes textures.
• Proposer des outils adaptés au déroulement du repas (tétines de biberon, cuillère, assiette compartimentée, installation sur chaise haute avec appui, « apprivoisement » des textures, petite quantité dans l’assiette...). Le respect de l’échelle sensorielle permet de voir, puis de toucher, puis de sentir avant de mettre autour de la bouche, puis sur les lèvres et seulement ensuite dans la bouche en se permettant de cracher si besoin.
• Repérer les attitudes de nourrissage inadaptées et travailler sur l’arrêt du forçage alimentaire et le sevrage des distracteurs
Conclusion
La terminologie des difficultés alimentaires du petit enfant regroupe plusieurs entités. Après un examen clinique rigoureux, l’état nutritionnel, l’existence d’une maladie organique et l’anamnèse permettront d’orienter le diagnostic étiologique et la prise en soin adaptée. Dans le futur, il sera indispensable de créer des réseaux de professionnel(le)s, disponibles et expert(e)s dans le domaine.